6
Barnabé

Barnabé explora les quatre étages du grand magasin.

Deux jours qu’elle n’était pas venue.

Elle n’avait pas changé de rayon comme il l’avait cru dans un premier temps. Plusieurs autres vendeuses, qu’il avait remarquées pour leur physique particulier, pas nécessairement jolies mais propres à enflammer l’imagination, avaient également cessé leur travail et n’avaient pas été remplacées.

Un vent de panique se leva en Barnabé.

Il lui avait fallu du temps pour trouver sa compagne, celle qui le guérirait de ses blessures secrètes et l’aiderait à passer dans une autre vie. Il l’avait aperçue un matin de l’autre côté de la vitrine du grand magasin. Avec son visage et ses cheveux d’ange, elle était apparue comme un signe sur le chemin de son paradis. Il avait su qu’il avait rencontré son âme sœur. Elle enfilait des sous-vêtements à un mannequin à la peau noire – depuis que les partis religieux avaient repris le contrôle du Parlement européen, on ne tolérait plus dans les vitrines que des mannequins à la peau foncée et aux formes estompées. Indifférent à la pluie, il avait admiré le ballet fascinant de ses mains de chaque côté de la silhouette figée. Des oiseaux agiles et clairs aux ailes piquées de rouge dans une grande cage en verre. Elle s’était retirée sans l’avoir remarqué, absorbée par sa tâche et aveuglée par les projecteurs.

Il était revenu le jour suivant. Elle n’était plus dans la vitrine – il avait compris, plus tard, que les vitrines ne se changeaient qu’une fois par mois. Il avait eu l’idée de s’introduire dans le magasin, s’était ravisé lorsque, s’approchant d’une entrée, il avait croisé le regard mauvais d’un vigile. Après la dernière vague d’attentats, les cerbères s’étaient multipliés dans les rues de Paris, principalement dans le quartier des grands magasins, où les gérants, alarmés par la désaffection de la clientèle, avaient engagé des sociétés de surveillance privées. Armés de pistolets, voire de fusils d’assaut, les vigiles ouvraient le feu après de vagues sommations, et aucun ministre, aucun homme politique, aucun responsable d’Europol, aucun journal ne se déclarait choqué par les nombreuses bavures et leurs victimes innocentes. Barnabé ne tenait pas à être le prochain sur la liste. Encore moins maintenant qu’il avait posé les yeux sur la femme de sa vie. Mais, avec ses hardes crasseuses, ses cheveux et sa barbe emmêlés, on ne lui permettrait pas de franchir le seuil d’un lieu qui symbolisait la tradition et l’élégance françaises.

Barnabé vivait dans la rue depuis que ses parents et lui avaient été expulsés de leur minuscule appartement de Pantin. Ils étaient restés ensemble les premiers mois, son père, sa mère, sa petite sœur et lui-même, dormant dans les caves d’immeubles ou dans les bâtisses éboulées par les bombes, puis son père avait décidé d’emmener sa famille dans le sud. Il n’y avait pas davantage de travail sur les rives de la Méditerranée, mais, comme le disait une vieille chanson, la misère serait moins pénible au soleil. Ils s’étaient rendus avec d’autres candidats au départ dans une gare sinistre de la banlieue parisienne et avaient grimpé dans un train de marchandises en partance pour Marseille. Probablement alertés par des citoyens bien intentionnés, les services d’ordre de la SECF, la Société européenne des chemins de fer, étaient intervenus avec une brutalité inouïe. Ils s’étaient engouffrés dans les wagons quelques minutes avant le départ et, avec leurs pistolets à décharges paralysantes, avaient réduit les clandestins à l’état de larves avant de les jeter directement sur les rails. Le crâne de la petite sœur de Barnabé n’avait pas résisté au choc et avait éclaté comme un fruit mûr. Sa mère, déjà malade, avait été emportée par le chagrin. Quant à son père, fou de colère et de désespoir, il s’était présenté avec un vieux flingue rouillé à la gare Montparnasse, avait ouvert le feu sur un groupe de contrôleurs SECF, en avait tué un et blessé un autre avant d’être lui-même abattu par la police des chemins de fer.

Barnabé s’en était sorti avec des plaies et des bosses, dont quelques-unes s’étaient infectées et lui avaient filé des fièvres carabinées. Resté seul, il s’était installé dans la rue parisienne, passant d’un groupe de sans-abri à l’autre, se réfugiant aux temps froids dans les églises ou dans les foyers tenus par les bonnes sœurs, s’invitant aux soupes populaires distribuées par les âmes charitables, grappillant quelques sous dans les couloirs du métro ou sur les trottoirs des grands boulevards. Il avait un temps fréquenté un groupe d’adeptes du néant qui se destinaient à mourir dans un ultime feu d’artifice. Ils lui avaient montré avec fierté les reliefs dessinés par les gaines, les enveloppes de silicone et les tablettes de plastic disséminés sous leur peau. Étranges tatouages. Ils ne l’avaient pas converti à leur religion du pire. Lui, il attendait quelque chose de la vie, il avait toujours pensé qu’une femme surgirait au bord de son chemin, que sa seule présence, son seul souffle, son seul regard suffirait à le régénérer. Après la disparition des siens, il avait scruté chaque visage féminin croisé dans les rues, dans le métro, sur les places, dans les squares. L’insistance avec laquelle il les avait fixés lui avait valu quelques embrouilles avec les ombrageux compagnons de ces dames. Certains l’avaient criblé de coups et abandonné en sang sur le bitume. Il n’avait pas cherché à se défendre, d’abord parce qu’il n’était pas fort, quarante-cinq kilos tout mouillé, des os qui semblaient plus fragiles que du verre, ensuite parce que son père, éternel résigné, ne lui avait pas appris à rendre les coups, lui qui, pour briser le joug de la soumission, n’avait rien trouvé de mieux qu’une attaque suicide avec une vieille pétoire contre la pieuvre coupable de la mort de sa femme et de sa fille.

Une quinzaine de centimètres en six ans : Barnabé n’avait pas vraiment grandi dans la ville hantée par les hordes de sans-abri. Il avait survécu aux trois terribles hivers qui, rompant brutalement avec la moiteur maladive de la décennie précédente, avaient transformé une partie de l’Europe en un gigantesque congélateur. La tentation de mourir l’avait visité lorsque le thermomètre plongeait au-dessous de moins vingt et que ni les couches de cartons ni les couvertures ne suffisaient à repousser le froid, mais il avait résisté à chaque fois, s’interdisant de quitter la scène tant qu’il n’aurait pas fusionné avec son âme sœur, tant qu’il n’aurait pas formé avec elle une entité qui ploierait le destin à sa convenance, à leur convenance. Les « noyaux de chaleur » l’avaient aidé à surmonter la solitude et le désespoir. Sans se connaître, de pauvres bougres se regroupaient chaque soir et se serraient les uns contre les autres dans des espaces réduits, caves, cryptes, égouts, afin de créer et d’entretenir une bulle de tiédeur. Comme des atomes autour d’un noyau.

C’est ainsi qu’il avait connu sa première femme. Collée contre lui sous un amas de couvertures et de journaux, elle avait glissé la main dans le fouillis de ses trois pantalons et de ses deux caleçons, avait attrapé sa queue déjà raide et l’avait tirée vers un conduit délicieusement humide et brûlant. Il avait alors deviné qu’elle l’avait introduit dans sa chair intime, cette face cachée des femmes qui l’avait tant intrigué durant son enfance. Elle avait remué le bassin, tantôt collant avec autorité ses fesses contre son pubis, tantôt s’éloignant et le laissant tout tremblant à la porte. Il n’avait pas osé bouger, de peur de déranger les autres. Il avait éprouvé une drôle de sensation au bout d’une dizaine de va-et-vient. Une pointe ineffable lui avait piqué le bas-ventre et irradié tout son corps avant de monter comme de l’eau dans un tuyau d’arrosage et de jaillir par saccades. Des rires et des réflexions autour de lui avaient salué ses gémissements. Hébété, cotonneux, il était resté blotti contre elle. Au bout de quelques instants, elle lui avait saisi la main, l’avait plongée entre ses propres cuisses, s’était frottée comme une chatte contre ses doigts en poussant des soupirs de plus en plus impatients. À demi assoupi, il avait gardé de cette nuit l’impression d’avoir trempé dans un bain de sueur, d’humeurs et d’odeurs. Il ne s’était pas lavé les mains pendant plusieurs jours, les portant de temps à autre à ses narines pour respirer l’odeur forte de son initiatrice et s’assurer qu’il n’avait pas rêvé. Quelques jours plus tard il avait lu, dans un magazine abandonné sur un banc du métro, un article qui traitait de la masturbation, une pratique condamnée par l’Église et dénigrée par les psychologues de la nouvelle école. Il n’en avait jamais entendu parler auparavant, mais, avide de reprendre de ce plaisir étourdissant qu’il n’avait pas eu le temps de savourer dans le noyau de chaleur, il s’y était essayé. Il avait joui, de façon plus mécanique, avec moins d’intensité, comme une réplique lointaine et décroissante de son premier orgasme, ne sachant que faire de la substance visqueuse coulant entre ses doigts et dans le creux de sa main.

Il n’avait jamais revu la femme qui lui avait entrouvert les vannes du plaisir. Peut-être le froid ou la faim l’avait-elle emportée avant la fin de l’hiver ? Ou bien étaient-ils incapables de se reconnaître, n’ayant eu de leurs visages qu’un vague aperçu, des ombres lunaires encadrées par d’épais bonnets de laine et des mèches inégales ?

 

Barnabé avait déniché des frusques à peu près convenables, dépensé quelques pièces dans un établissement de bains publics, quelques autres dans le salon sombre et minuscule d’un coiffeur, et, ainsi présentable, il s’était pointé aux alentours de 10 heures à l’entrée du grand magasin. Les vigiles l’avaient fouillé, comme les autres visiteurs, et s’étaient effacés pour l’inviter à franchir la porte.

Il l’avait revue au premier étage, au rayon sous-vêtements, toujours aussi belle dans sa robe de vendeuse. Il n’avait pas eu le courage de l’aborder. Il s’était contenté d’espérer qu’elle lui adresserait un regard ou un signe d’encouragement. Les clientes, nombreuses malgré l’heure matinale, ne lui avaient pas laissé un moment de répit, si bien qu’elle n’avait pas pu remarquer sa présence. Il les avait détestées, ces emmerdeuses qui accaparaient l’attention de la femme de sa vie, qui retardaient le moment de leur rencontre. Il aurait volontiers tiré le couteau enfoui sous la double couche de ses chaussettes pour le leur plonger dans le bide, mais la présence des vigiles l’en avait dissuadé et, surtout, il avait eu peur de lui déplaire. Il était resté aussi longtemps que possible dans les allées du rayon sous-vêtements, puis, comme des dames lui avaient décoché des regards soupçonneux, comme il redoutait qu’elles attirent sur lui l’attention des cerbères, il avait battu en retraite en se promettant de revenir le lendemain.

Les jours suivants, il n’avait pas réussi à lui parler ni même à échanger le moindre d’œil avec elle. Il avait modifié ses horaires de visite dans l’espoir qu’elle serait un peu plus disponible, mais l’affluence augmentait au fur et à mesure qu’avançait le jour, des armées de clients débarquaient, des nuées de Chinois dégageant d’énormes liasses de billets de leurs minuscules sacs de cuir et pépiant comme des nuées d’oiseaux exotiques dans une volière. Les vendeuses se coupaient en quatre pour les conseiller et les servir. Elles ne prenaient pas un instant de repos, déjeunaient d’une barre de céréales, d’un fruit, d’un bout de pain, d’un yaourt avalé en trois coups de cuillère. Il avait aperçu, au-dessus des rayons, des têtes qui fendaient l’espace comme des périscopes de sous-marins. Les yeux vicieux des surveillants, hommes et femmes, se chargeaient de réprobation et de méchanceté lorsqu’ils surprenaient une vendeuse en flagrant délit de bavardage ou de paresse. Une vieille peau au visage fardé et aux cheveux en partie déteints avait ainsi épié la femme de sa vie et griffonné des notes rageuses sur un petit cahier.

Il avait décidé de l’attendre sur le trottoir à la fermeture du magasin. Sans doute n’avait-il pas choisi la bonne rue ou la bonne heure, toujours est-il qu’il ne l’avait jamais vue sortir. Il l’avait peut-être manquée dans la foule qui roulait comme une vague houleuse le long des façades, qui l’emportait mètre après mètre, impossible de résister au courant, saleté de bitume.

 

Barnabé poussa une porte interdite aux clients. Dans le couloir, une note discrète affichée sur un tableau mentionnait une nouvelle « compression de personnel ». Il comprit que la femme de sa vie ne remettrait plus jamais les pieds au magasin. Il lui fallait prendre une décision. Pas question de renoncer ; pas question non plus d’aborder les autres vendeuses, encore moins les surveillants, de répondre à leurs questions, de leur dévoiler ses amours secrètes, de leur débiter des bobards, de souiller par le mensonge la pureté de ses sentiments.

Le dilemme l’empêcha de dormir deux nuits de suite – et aussi l’humidité persistante qui transformait sa cave en abri insalubre. Il entrevit la solution le matin du troisième jour tandis que ses compagnons d’infortune se disputaient bruyamment un reste de gâteaux secs : il s’était souvenu de la jeune vendeuse brune au visage dur qu’il avait aperçue à plusieurs reprises en compagnie de son ange. Une certaine complicité semblait lier les deux femmes. Elles s’étaient échangé des mots à voix basse et des rires étouffés avant de regagner leurs rayons respectifs.

Ragaillardi, il brossa et défroissa sa tenue, passa un chiffon sur ses chaussures, se rasa à l’aide de la lame émoussée de son couteau, apaisa l’irritation de ses joues et de son cou avec l’eau froide et croupie d’un bassin. Le ventre tordu par la faim, la peau piquetée par la fraîcheur du matin d’automne, il marcha d’un bon pas jusqu’à l’entrée du grand magasin. De nombreux sans-abri erraient dans les rues des 20e, 10e et 9e arrondissements, les uns réveillés par la faim, les autres chassés de leurs refuges par les nervis à la solde des syndics. Avec le petit jour se levait une armée de spectres blafards, silencieux et déguenillés qui surgissaient des montagnes de gravats et s’égaillaient dans la ville en quête des miettes de la nuit. Quelques-uns, rongés par la maladie, gisaient sur le bitume. S’ils n’étaient pas ramassés dans les plus brefs délais par les voitures des services sociaux, ceux-là crèveraient dans la journée et l’indifférence générale. Les piétons devraient juste allonger le pas pour les enjamber ou les éviter. Il arrivait parfois que les cadavres pourrissent pendant des jours avant d’être enlevés et que leur puanteur ne contraigne les passants à faire un large détour. La municipalité manquait de personnel et les entreprises privées avaient d’autres chats à fouetter. Barnabé avait vu des hommes vêtus de masques et de combinaisons verts entasser des corps dans une cour d’immeuble en ruine, les arroser d’un liquide qui dégageait une âcre fumée et les recouvrir rapidement de pierres ou de terre. Drôles de sépultures. Les tombes sauvages pullulaient maintenant dans Paris transformé en gigantesque cimetière. Les services de nettoyage paraient au plus pressé, estimant que les entreprises de construction se chargeraient des ossements découverts sous les tumulus, qu’elles les couleraient dans le béton ou les enfouiraient dans les fondations.

Les nuages noirs se tordaient de fureur au-dessus des toits. Barnabé croisa quatre hommes titubants aux costumes gris ou bleu marine. Ils sortaient probablement de l’une de ces maisons où l’on pouvait acheter toutes sortes de plaisirs en principe interdits par la loi et l’Église. Un couple chargé du recrutement avait proposé à Barnabé de travailler dans un établissement qui répondait au doux nom d’ÉdeniX. La femme lui avait dit, avec un sourire de vampire, qu’il y avait une forte demande pour les garçons de treize-quatorze ans, qu’il mangerait tous les jours à sa faim, qu’il coucherait toutes les nuits dans une chambre chauffée, qu’il porterait des vêtements et des chaussures neufs, qu’il aurait sa propre télé et peut-être même un ordinateur. Bien que l’offre fût tentante, Barnabé avait refusé : ce n’était sûrement pas en s’adonnant à ce genre d’activités que l’occasion lui serait donnée de rencontrer la femme de sa vie. Il connaissait pas mal de garçons et de filles de son âge qui avaient cédé aux propositions des marchands de chair et qu’on n’avait jamais revus dans les rues. La rumeur disait qu’ils étaient torturés et tués par des clients dépensant de véritables fortunes pour exercer sur eux leur droit de vie et de mort. Barnabé avait vu des parents céder leurs enfants en bas âge pour des sommes dérisoires, à peine de quoi passer le prochain mois ou s’offrir un billet en classe super-éco pour un improbable ailleurs. La nuit, entre les ronflements, les râles et les quintes de toux, il avait entendu les sanglots étouffés des mères.

Encore dix minutes avant l’ouverture du grand magasin. Quelques femmes papotaient ou lisaient les quotidiens. Les vigiles firent leur apparition sur le trottoir quelques secondes après l’escamotage des lourdes grilles, distribuèrent des sourires avantageux aux femmes et des regards suspicieux à Barnabé.

« On t’voit souvent dans le coin, toi ! Qu’est-ce que tu viens foutre ici ? »

L’un des vigiles, un type de deux mètres aux bras plus larges que des troncs d’arbre, s’avança vers Barnabé. Vêtu d’un uniforme bleu marine, il marchait à la façon d’un ours dressé sur son train arrière, se balançant d’un côté sur l’autre, la main droite posée sur la crosse de l’énorme pistolet collé à sa hanche. Traits épais, front bas, crâne rasé, pas le genre à faire dans la dentelle.

« C’est pas un abri chauffé pour pouilleux, ici, mais un magasin ! Un lieu où on achète des trucs ! T’as du fric pour acheter des trucs, toi ? »

Accent traînant, diction hésitante, difficultés à façonner et expulser les mots.

Barnabé chercha désespérément une réponse dans son esprit gelé. Il aurait dû filer sans demander son reste en espérant que les vigiles ne se lanceraient pas à sa poursuite, mais ses nerfs et ses muscles refusaient de lui obéir. Pétrifié, il entrevoyait l’intérieur des narines de son interlocuteur, tapissées de poils drus et rêches.

« Eh ben, réponds quand j’te cause, mon gars ! »

Pour tout argent, Barnabé n’avait à lui montrer qu’une poignée de pièces de dix et de cinq centimes. Il baissa la tête pour dissimuler les larmes qui lui embuaient les yeux. Le ricanement du vigile lui hérissa les cheveux et la peau.

Il envisagea un temps de tirer son couteau de ses chaussettes, mais l’autre l’aurait criblé de balles avant même qu’il n’ait eu le temps de déplier la lame.

« Laissez donc ce jeune homme tranquille, monsieur. »

Une femme s’était avancée vers les deux hommes. Le col relevé de son ample manteau noir et la voilette de son chapeau masquaient en partie un visage menu et foisonnant de rides. Son index noueux, allongé par un ongle démesuré et nacré, se pointa sur Barnabé.

« Nous avions rendez-vous, lui et moi, reprit-elle.

— Ah ? Pourquoi qu’il répondait rien, alors ? ânonna le vigile, impressionné par l’attitude et le ton autoritaires de l’intervenante. Il a avalé sa langue ou quoi ?

— Vous l’avez effrayé. C’est un grand timide. »

Elle s’approcha de Barnabé et lui posa la main sur l’avant-bras. Son parfum capiteux le suffoqua, le chavira.

« Eh bien, mon chéri, tu ne dis pas bonjour à ta vieille tante ? »

Elle lui enfonça ses ongles dans la chair pour le sortir de sa torpeur.

« Euh, bonjour…

— Mon Dieu, regarde comment tu es fagoté ! Il est grand temps de lui acheter des vêtements, vous ne croyez pas, monsieur ? »

Le vigile se recula de deux pas, les bras tendus, les mains en paravent à hauteur de poitrine, l’air penaud d’un gosse pris en faute par son institutrice.

« Vous faites bien ce que vous voulez d’votre argent, madame. Bonne journée. »

Elle hocha la tête avec un sourire condescendant et, tirant Barnabé par le bras, elle pénétra dans le grand magasin. Le rez-de-chaussée, habituellement pris d’assaut par les essaims de clientes, sonnait le creux. Elle le conduisit vers l’escalator et l’entraîna au rayon hommes, au deuxième étage.

« Choisis ce qui te plaît sans t’occuper des prix. »

Il tenta de saisir ses yeux derrière la voilette de son chapeau. Ils scintillaient comme des poissons vif-argent au fond d’une rivière.

« Pourquoi… pourquoi… »

Elle balaya ses hésitations d’un revers de main.

« À certaines questions il vaut mieux ne pas donner de réponse. »

Elle examina des vestes sur le portant, palpa les tissus du pouce et de l’index. Bien que jeune d’allure et débordante d’énergie, elle avait probablement passé les soixante-dix ans. À en croire la qualité de ses vêtements et de ses chaussures, elle venait d’un quartier ultra-chic ou d’une résidence privée de l’ouest parisien. Barnabé prit une longue inspiration pour trier les mots qui se bousculaient sur ses lèvres. À nouveau il inhala une bouffée de son parfum.

« Qu’est-ce que je devrai faire, en échange ? »

Elle éclata de rire et lui lança un regard amusé par-dessus son épaule.

« Tu n’es pas assez beau et je ne suis pas assez jeune pour qu’entre nous il soit question d’un quelconque échange. Prends seulement ce que t’offre la vie. Essaie celle-là, elle semble à ta taille. »

Elle lui tendit une veste au tissu chiné et au col légèrement arrondi selon la tendance du moment.

« Elle est bien trop belle pour finir dans la rue, marmonna-t-il entre ses lèvres serrées.

— Au train où vont les choses, nous finirons tous dans la rue. Mets-la, que je vois comment elle te va. »

Il retira la canadienne qu’il avait récupérée dans une distribution chez les compagnons de Jésus à l’issue d’une bagarre homérique avec une femme édentée et braillarde. Dessous, il portait une épaisse chemise à carreaux dont il eut honte de dévoiler la crasse et les accrocs.

« J’voudrais pas salir…

— Est-ce que tu veux passer dans une autre vie, oui ou non ? »

Elle secoua la veste avec impatience, comme elle aurait agité une cape devant un taureau. Frappé de stupeur, il demeura quelques secondes incapable de bouger, de proférer le moindre mot.

« Une autre vie ? Comment… comment vous savez que…

— On rêve tous de changer de vie, non ? »

Il répondit d’un sourire à son regard malicieux avant d’enfiler la veste. La souplesse et le confort du tissu l’émerveillèrent. Il s’admira sous toutes les coutures dans le miroir en pied fixé au mur à l’extrémité du rayon. Il était déjà un autre homme.

« Elle vous va très bien, monsieur. »

Une vendeuse s’était avancée entre les deux portants de vestes. Une brune au visage dur qu’il reconnut sans l’ombre d’une hésitation. Elle ne travaillait plus à la parfumerie, mais elle n’avait pas été virée. Elle était venue à lui. Pas besoin de la chercher dans les étages du magasin.

Il chercha du regard sa bienfaitrice. La silhouette menue et déjà familière de la vieille dame s’était évanouie. Il faillit se lancer à sa recherche dans les rayons proches, dans les allées, près de l’escalator, puis il comprit qu’il ne la trouverait pas. Il n’avait pas d’argent pour payer la veste. Aucune importance. La vendeuse brune lui fournirait les renseignements qu’il désirait et le remettrait enfin sur la piste de la femme de sa vie.

Les Chemins de Damas
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